Depuis presque trois ans, nommé loin de Tokyo, je missionne au fin fond de la grande plaine du Kantô adossé aux hautes montagnes du Honshū. Les débuts ont été difficiles… Durant mes 40 années de Tokyo, et sans m’en apercevoir, j’étais devenu dépendant d’un certain nombre de drogues, néons, foules, débats stimulants, spectacles, camps et virées avec les jeunes, soirées bien arrosées. Chargé aujourd’hui de 4 communautés vieillissantes, et plusieurs dessertes disséminées dans les montagnes, je me suis senti au début comme en état de manque, et il m’a fallu une bonne année de désintoxication pour retrouver un peu de sérénité. Maintenant je me suis bien adapté à une vie plus banale, mais peut être plus authentique, avec en prime beaucoup de déplacements sur un vaste territoire. Je sens aussi que les graines semées commencent à pousser ici et là et à porter du fruit. A la mi-décembre une professeure d’un cours privé est venue visiter notre église de Shibukawa avec 30 enfants et leurs parents. J’ai pu expliquer ma présence ici et leur parler de Noël qui approchait. Tous étaient semble-t-il heureux de leur visite et beaucoup ont promis de revenir. Deux semaines plus tard l’église était comble pour la messe de la nuit de Noël. Un couple de deux chanteurs professionnels, un Coréen et une Japonaise, fille de bonze, qui se préparent au baptême à la ville voisine de Numata dont j’ai aussi la charge, ont chanté en duo. C’était merveilleux… La veille, la paroisse avait organisé une partie de Noël. De nombreux jeunes migrants stagiaires au Japon venus surtout du Vietnam et des Philippines sont venus, ont chanté et dansé. Jamais l’église n’avait connu une telle ambiance !
Un mois auparavant, en novembre, 25 jeunes confrères MEP récemment partis en mission sont venus de toute l’Asie pour se rencontrer au Japon dans le cadre d’une session de formation permanente. Le thème de la session portait sur les premiers missionnaires « ambulants » arrivés après l’ouverture du Japon au 19e siècle pour relancer l’église. La région où j’habite étant justement située à la croisée des chemins sur lesquels ces missionnaires, ont marché il y a plus d’un siècle, j’ai eu l’occasion de faire un topo aux jeunes sur la vie extrêmement spartiate que ces anciens menaient. Ils étaient bien repérables avec leur grande barbe, soutane et camail, crucifix enfoncés dans la ceinture. Ce sont eux qui ont posé les premiers jalons de l’Église au pied des montagnes qui bordent la région du Kantô. Certains n’ont pas arrêté de marcher toute leur vie, aidés heureusement d’un ou deux catéchistes japonais qui se chargeaient des traductions, démarches auprès des autorités locales et contact avec les populations. Leur forte personnalité, leur grande allure, leurs longues marches dans un pays encore hostile au christianisme ont impressionné les populations et sont restés bien vivantes dans la mémoire des descendants qu’il m’arrive de rencontrer ici et là dans les villes voisines. Venus au Japon dans les années 1870 80 juste après le premier Concile Vatican 1, ils avaient forcément dans la tête les combats et idées de cette époque, combat de l’église contre le modernisme, intolérance vis à vis des autres religions et plus encore du protestantisme appelé « religion des hérétiques », obéissance absolue à l’autorité du pape, obsession concernant la validité des rites sacramentaires, bref une théologie et une pratique assez rigides plus centrées sur le droit canon que sur l’évangile… Mais en même temps c’étaient des hommes de grande foi et de prière, et ce que je trouve extraordinaire, c’est la façon dont ils se sont humanisés sur les chemins aux grés des rencontres qu’ils faisaient. Ils savaient s’arrêter, entrer dans les maisons, jouer avec les enfants, observer, soigner, écouter les gens. Ils avaient de plus un grand sens de l’humour. Certes il n’est pas question de les imiter, d’autant que ma génération avait dans la tête un tout autre Concile, celui de Vatican 2 qui prônait une toute autre vision de la mission basée sur le dialogue avec les cultures et les religions, un regard positif sur le monde, un engagement plus marqué au service de la justice et de la paix et une meilleure attention aux signes des temps. Je pense que notre vision et nos choix missionnaires dépendent beaucoup du contexte social et ecclésial dans lequel nous évoluons. Ceci dit, et quelle que soit notre théologie, il est bon pour nous autres prêtres de réapprendre, ici comme en France peut être, le sens de l’itinérance dans un moment où la tentation est grande de nous enfermer dans nos officines paroissiales et de ne connaître le monde qu’à travers les images de nos ordinateurs… Personnellement je marche pas mal mais j’essaye le plus possible d’utiliser le vélo dans un rayon d’au moins 25 kms lors de mes visites des communautés dont j’ai la charge. Je suis toujours heureux d’entendre beaucoup de gens me dire m’avoir aperçu ici ou là en vadrouille sur les routes. Le vélo donne de la visibilité et multiplie les chances de contact. C’est en plus un excellent moyen de se détendre et même de prier…
Nous vivons une époque de grand changement marquée par ce qu’on peut appeler faute de mieux l’entrée dans la post modernité. Le Japon qui est à la pointe des technologies les plus avancées est un laboratoire de ce que nous vivrons demain. Certes les gens vivent mieux matériellement, mais plus qu’ailleurs la dissolution du lien social, la perte des repères et du sens de la vie, la crise des institutions et des valeurs, l’anomie sociale touchent de plein fouet une population en plein déclin démographique. L’église elle-même n’est pas épargnée. Vieillissement des communautés, éloignement des jeunes, tarissement des vocations, baisse des baptêmes, perte de tonus. Comme en France sans doute, mais moins visibles, les réactions au vide moral et spirituel apparaissent ici et là : Tentation identitaire, retour aux démons du nationalisme, repli sur soi. Ils sont une réelle menace pour les années à venir.
Dans ce contexte comment concevoir une pratique missionnaire mieux adaptée à notre temps ? Cette question ne cesse pas de me quitter et j’en ai parlé aux jeunes lors de leur session. La « nouvelle évangélisation » promue par Jean Paul 2 et Benoit 16 a bien du mal à se mettre en place au Japon bien qu’un bureau ait été créé dans ce but au sein de la conférence épiscopale. Mais tout ce qui vient des vieilles chrétientés d’Europe n’est pas forcément applicable dans les pays où l’Église en est encore à ses commencements. Il y a aussi un problème de génération. La mienne était pour l’enfouissement plutôt que la visibilité, l’écoute plutôt que la proclamation, la retenue plutôt que l’audace. Elle ne voulait pas séparer l’humain du spirituel et préférait la militance et le vivre-ensemble au charisme. Mais les différences entre générations sont elles aussi tranchées que ce que l’on en dit ? Il faudrait, je crois, retrouver ensemble une vision et un style de mission qui fasse fi des clivages et nous unisse plutôt que de nous séparer. Mais c’est évidemment sur le terrain qu’il nous faut réinventer la mission. En cela, la rencontre avec les jeunes MEP a été pour moi très stimulante.
A tous je transmets mes pensées affectueuses et prières en ce début d’année. Puisse cette dernière être pour chacun et chacune un temps d’interrogation sur ce qui fait le sens sa vie et une redécouverte, par-delà les plaisirs légitimes de l’existence, de la joie d’aimer et de l’ouverture aux autres.
Bonne et heureuse année !
Shibukawa le 1er janvier 2019