Dans la paroisse de Shibukawa

Quelques réflexions apaisées à l’aube d’une année nouvelle

Par Olivier Chegaray

15 janvier 2019

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Depuis pres­que trois ans, nommé loin de Tokyo, je mis­sionne au fin fond de la grande plaine du Kantô adossé aux hautes mon­ta­gnes du Honshū. Les débuts ont été dif­fi­ci­les… Durant mes 40 années de Tokyo, et sans m’en aper­ce­voir, j’étais devenu dépen­dant d’un cer­tain nombre de dro­gues, néons, foules, débats sti­mu­lants, spec­ta­cles, camps et virées avec les jeunes, soi­rées bien arro­sées. Chargé aujourd’hui de 4 com­mu­nau­tés vieillis­san­tes, et plu­sieurs des­ser­tes dis­sé­mi­nées dans les mon­ta­gnes, je me suis senti au début comme en état de manque, et il m’a fallu une bonne année de désin­toxi­ca­tion pour retrou­ver un peu de séré­nité. Maintenant je me suis bien adapté à une vie plus banale, mais peut être plus authen­ti­que, avec en prime beau­coup de dépla­ce­ments sur un vaste ter­ri­toire. Je sens aussi que les grai­nes semées com­men­cent à pous­ser ici et là et à porter du fruit. A la mi-décem­bre une pro­fes­seure d’un cours privé est venue visi­ter notre église de Shibukawa avec 30 enfants et leurs parents. J’ai pu expli­quer ma pré­sence ici et leur parler de Noël qui appro­chait. Tous étaient semble-t-il heu­reux de leur visite et beau­coup ont promis de reve­nir. Deux semai­nes plus tard l’église était comble pour la messe de la nuit de Noël. Un couple de deux chan­teurs pro­fes­sion­nels, un Coréen et une Japonaise, fille de bonze, qui se pré­pa­rent au bap­tême à la ville voi­sine de Numata dont j’ai aussi la charge, ont chanté en duo. C’était mer­veilleux… La veille, la paroisse avait orga­nisé une partie de Noël. De nom­breux jeunes migrants sta­giai­res au Japon venus sur­tout du Vietnam et des Philippines sont venus, ont chanté et dansé. Jamais l’église n’avait connu une telle ambiance !

Un mois aupa­ra­vant, en novem­bre, 25 jeunes confrè­res MEP récem­ment partis en mis­sion sont venus de toute l’Asie pour se ren­contrer au Japon dans le cadre d’une ses­sion de for­ma­tion per­ma­nente. Le thème de la ses­sion por­tait sur les pre­miers mis­sion­nai­res « ambu­lants » arri­vés après l’ouver­ture du Japon au 19e siècle pour relan­cer l’église. La région où j’habite étant jus­te­ment située à la croi­sée des che­mins sur les­quels ces mis­sion­nai­res, ont marché il y a plus d’un siècle, j’ai eu l’occa­sion de faire un topo aux jeunes sur la vie extrê­me­ment spar­tiate que ces anciens menaient. Ils étaient bien repé­ra­bles avec leur grande barbe, sou­tane et camail, cru­ci­fix enfon­cés dans la cein­ture. Ce sont eux qui ont posé les pre­miers jalons de l’Église au pied des mon­ta­gnes qui bor­dent la région du Kantô. Certains n’ont pas arrêté de mar­cher toute leur vie, aidés heu­reu­se­ment d’un ou deux caté­chis­tes japo­nais qui se char­geaient des tra­duc­tions, démar­ches auprès des auto­ri­tés loca­les et contact avec les popu­la­tions. Leur forte per­son­na­lité, leur grande allure, leurs lon­gues mar­ches dans un pays encore hos­tile au chris­tia­nisme ont impres­sionné les popu­la­tions et sont restés bien vivan­tes dans la mémoire des des­cen­dants qu’il m’arrive de ren­contrer ici et là dans les villes voi­si­nes. Venus au Japon dans les années 1870 80 juste après le pre­mier Concile Vatican 1, ils avaient for­cé­ment dans la tête les com­bats et idées de cette époque, combat de l’église contre le moder­nisme, into­lé­rance vis à vis des autres reli­gions et plus encore du pro­tes­tan­tisme appelé « reli­gion des héré­ti­ques », obéis­sance abso­lue à l’auto­rité du pape, obses­sion concer­nant la vali­dité des rites sacra­men­tai­res, bref une théo­lo­gie et une pra­ti­que assez rigi­des plus cen­trées sur le droit canon que sur l’évangile… Mais en même temps c’étaient des hommes de grande foi et de prière, et ce que je trouve extra­or­di­naire, c’est la façon dont ils se sont huma­ni­sés sur les che­mins aux grés des ren­contres qu’ils fai­saient. Ils savaient s’arrê­ter, entrer dans les mai­sons, jouer avec les enfants, obser­ver, soi­gner, écouter les gens. Ils avaient de plus un grand sens de l’humour. Certes il n’est pas ques­tion de les imiter, d’autant que ma géné­ra­tion avait dans la tête un tout autre Concile, celui de Vatican 2 qui prô­nait une toute autre vision de la mis­sion basée sur le dia­lo­gue avec les cultu­res et les reli­gions, un regard posi­tif sur le monde, un enga­ge­ment plus marqué au ser­vice de la jus­tice et de la paix et une meilleure atten­tion aux signes des temps. Je pense que notre vision et nos choix mis­sion­nai­res dépen­dent beau­coup du contexte social et ecclé­sial dans lequel nous évoluons. Ceci dit, et quelle que soit notre théo­lo­gie, il est bon pour nous autres prê­tres de réap­pren­dre, ici comme en France peut être, le sens de l’iti­né­rance dans un moment où la ten­ta­tion est grande de nous enfer­mer dans nos offi­ci­nes parois­sia­les et de ne connaî­tre le monde qu’à tra­vers les images de nos ordi­na­teurs… Personnellement je marche pas mal mais j’essaye le plus pos­si­ble d’uti­li­ser le vélo dans un rayon d’au moins 25 kms lors de mes visi­tes des com­mu­nau­tés dont j’ai la charge. Je suis tou­jours heu­reux d’enten­dre beau­coup de gens me dire m’avoir aperçu ici ou là en vadrouille sur les routes. Le vélo donne de la visi­bi­lité et mul­ti­plie les chan­ces de contact. C’est en plus un excel­lent moyen de se déten­dre et même de prier…

Nous vivons une époque de grand chan­ge­ment mar­quée par ce qu’on peut appe­ler faute de mieux l’entrée dans la post moder­nité. Le Japon qui est à la pointe des tech­no­lo­gies les plus avan­cées est un labo­ra­toire de ce que nous vivrons demain. Certes les gens vivent mieux maté­riel­le­ment, mais plus qu’ailleurs la dis­so­lu­tion du lien social, la perte des repè­res et du sens de la vie, la crise des ins­ti­tu­tions et des valeurs, l’anomie sociale tou­chent de plein fouet une popu­la­tion en plein déclin démo­gra­phi­que. L’église elle-même n’est pas épargnée. Vieillissement des com­mu­nau­tés, éloignement des jeunes, taris­se­ment des voca­tions, baisse des bap­tê­mes, perte de tonus. Comme en France sans doute, mais moins visi­bles, les réac­tions au vide moral et spi­ri­tuel appa­rais­sent ici et là : Tentation iden­ti­taire, retour aux démons du natio­na­lisme, repli sur soi. Ils sont une réelle menace pour les années à venir.

Dans ce contexte com­ment conce­voir une pra­ti­que mis­sion­naire mieux adap­tée à notre temps ? Cette ques­tion ne cesse pas de me quit­ter et j’en ai parlé aux jeunes lors de leur ses­sion. La « nou­velle évangélisation » promue par Jean Paul 2 et Benoit 16 a bien du mal à se mettre en place au Japon bien qu’un bureau ait été créé dans ce but au sein de la confé­rence épiscopale. Mais tout ce qui vient des vieilles chré­tien­tés d’Europe n’est pas for­cé­ment appli­ca­ble dans les pays où l’Église en est encore à ses com­men­ce­ments. Il y a aussi un pro­blème de géné­ra­tion. La mienne était pour l’enfouis­se­ment plutôt que la visi­bi­lité, l’écoute plutôt que la pro­cla­ma­tion, la rete­nue plutôt que l’audace. Elle ne vou­lait pas sépa­rer l’humain du spi­ri­tuel et pré­fé­rait la mili­tance et le vivre-ensem­ble au cha­risme. Mais les dif­fé­ren­ces entre géné­ra­tions sont elles aussi tran­chées que ce que l’on en dit ? Il fau­drait, je crois, retrou­ver ensem­ble une vision et un style de mis­sion qui fasse fi des cli­va­ges et nous unisse plutôt que de nous sépa­rer. Mais c’est évidemment sur le ter­rain qu’il nous faut réin­ven­ter la mis­sion. En cela, la ren­contre avec les jeunes MEP a été pour moi très sti­mu­lante.

A tous je trans­mets mes pen­sées affec­tueu­ses et priè­res en ce début d’année. Puisse cette der­nière être pour chacun et cha­cune un temps d’inter­ro­ga­tion sur ce qui fait le sens sa vie et une redé­cou­verte, par-delà les plai­sirs légi­ti­mes de l’exis­tence, de la joie d’aimer et de l’ouver­ture aux autres.

Bonne et heu­reuse année !

Shibukawa le 1er jan­vier 2019

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