Gérard Adam a commencé son travail missionnaire en paroisse au Japon, tout en travaillant dans le cadre de la JOC pendant 20 ans. Il vit sa mission en essayant de sortir de la paroisse pour vivre parmi les gens. Il nous livre son regard sur la société japonaise et sur son propre parcours.
Préambule sur le Japon
Trois grands changements ont eu lieu depuis la guerre :
L’essor économique d’après-guerre a provoqué un grand changement sociétal, avec une promesse et un espoir d’avenir du Japon. Le Japon a perdu sa place de puissance industrielle majeure du fait de l’avènement de l’économie chinoise et de la globalisation en général. Pour rester compétitif, il fait appel aux étrangers parce que les jeunes japonais ne veulent plus des emplois qui ne leur permettent pas de grimper dans l’échelle sociale. Ces emplois sont nécessaires afin d’assurer le maintien de l’infrastructure existante.
Le libéralisme du XXIe siècle a de lourdes conséquences sociales. L’éclatement de la bulle financière en 2008 a eu des répercussions importantes sur l’économie et la société.
Jusqu’en 1975, le Japon était dans ses 30 glorieuses, période de progrès écono- mique et social fulgurant. Le génie japonais a été de ramer dur à partir des ruines de la guerre ; l’esprit de travail, l’ingéniosité et le courage ont permis au Japon de devenir une puissance économique majeure. Le Japon a très peu de ressources naturelles, il a donc fallu reposer l’économie sur une excellence dans certains domaines ciblés, comme l’électronique, la robotique et l’automobile, pour pouvoir exporter.
Ton expérience personnelle ?
Quand je suis arrivé, il y avait très peu d’étrangers, c’étaient les jeunes japonais qui travaillaient dans les usines. Je passais la semaine (et mes nuits) avec les jeunes, qui ne venaient bien sûr que le soir après le travail, et le week-end j’étais en paroisse. En journée, je lisais et je découvrais le Japon. Je n’avais même pas 60 000 yen par mois, alors j’ai commencé à enseigner le français, j’ai fait ça pendant 6-7 ans pour pouvoir sortir et rencontrer les gens. J’essayais de sortir du milieu fermé de la paroisse où j’étais certes bien accueilli, mais avec la distance révérencieuse réservée à un représentant du clergé, appelé à jouer son rôle déterminé et attendu. Mais pour moi, le travail du missionnaire c’est de partager la vie avec les gens et de cheminer avec eux. Cela s’est réalisé d’abord à travers la JOC auprès des jeunes ouvriers japonais puis, par la suite, avec les étrangers. J’ai ainsi travaillé avec des tas de gens dans ce cadre-là alors que la paroisse s’asphyxiait. J’y ai d’ailleurs trouvé peu d’aide. Il me semble impossible de cheminer en paroisse, le travail s’y résume à mettre de l’huile dans la machine pour que ça continue à fonctionner. Ce n’est pas le lieu pour le missionnaire.
Ce choix d’être présent en priorité auprès des jeunes ouvriers et des étrangers ne passait pas bien avec tout le monde. Dans ma première paroisse, je me suis retrouvé en conflit sur ce point avec mon curé, qui m’a mis à la porte. Il m’a fallu rencontrer du monde, notamment ceux qui défendaient les travailleurs dans les secteurs non syndiqués. Quand je suis arrivé et dans les années qui ont suivi, beaucoup d’étrangers sont venus travailler, y compris en situation irrégulière, en provenance d’un peu toute l’Asie et d’Amérique du Sud. Quand les premiers Péruviens et Brésiliens sont arrivés, on les considérait administrativement comme de souche japonaise parce qu’ayant un ancêtre japonais à une ou deux générations. Mais la réalité était qu’hormis quelques traits morphologiques, ils n’étaient pas japonais. Beaucoup étaient exploités, ils n’avaient pas de place dans les écoles et beaucoup n’avaient pas d’assurance maladie. Face à cette situation, nous nous sommes organisés avec des amis de différents milieux, engagés dans la société et qui savaient comment s’y débrouiller. J’ai découvert ainsi des mécanismes de la société japonaise qui m’étaient jusque-là cachés. L’immigration au Japon a toujours été pensée pour soutenir l’industrie, le gouvernement n’acceptant que des gens « utiles » à l’économie. Mais c’est ignorer le fait que ce sont des êtres humains qui viennent, avec une histoire personnelle, une culture, une famille, et qui rencontrent parfois des difficultés à s’intégrer à la société japonaise qui a ses spécificités. La société japonaise est une société assez fermée, très fière de son passé et de sa culture très riche. N’oublions pas que le Japon est une île qui a longtemps été en autarcie. Les Japonais ont une conscience très forte de leur différence par rapport au reste du monde. Ils ont conscience d’être un peuple uniforme, bien que ce ne soit pas une réalité absolue. Comme missionnaire, nous nous tenons à la faille entre d’un côté des Japonais qui font face à des difficultés mais qui sont habitués à vivre dans leur société, et de l’autre côté des étrangers qui ne se sentent pas accueillis comme des êtres humains à part entière.
Ton regard sur l’évolution ; la situation récente
Depuis les quarante dernières années et surtout ces dix dernières années, la société est chamboulée et ce, à différents niveaux.
Au niveau économique, cette période récente a vu le phénomène de « kuudouka », profitant des techniques plus performantes en matière de transport et de communication, les entreprises japonaises ont quitté le pays pour d’autres pays d’Asie. Pour les jeunes qui finissent leurs parcours scolaires, il y a peu de débouchés et on peut grossièrement diviser entre ceux pour qui la famille est un soutien et qui survivent sans problème, et ceux que la famille ne parvient pas à soutenir pour prendre son envol. Ces derniers se retrouvent dans une périphérie précaire dont l’avenir est toujours incertain. Ils vivent surtout de petits boulots ou restent à la charge de leurs parents. Sans le soutien familial, seuls les plus débrouillards s’en sortent. Le Japon devient de plus en plus une société à deux vitesses. À ce phénomène lié à la globalisation vient s’ajouter un autre facteur qui vient des jeunes japonais eux-mêmes. Même quand ils peinent à trouver un emploi, ils ne veulent pas travailler dans les secteurs dits « 3K » (kitsui, kitanai, kiken) pénibles, sales et dangereux. Finalement, ce sont les étrangers qui acceptent ces emplois qui sont relativement bien payés. Ces étrangers qui ont travaillé un certain nombre d’années au Japon, peuvent alors rentrer dans leur pays d’origine s’acheter une belle maison. Mais ces travailleurs étrangers, qui sont quand même moins payés que les Japonais, créent une concurrence au sein même de l’économie japonaise et le salaire moyen a tendance à baisser. Aujourd’hui, le Japon aurait besoin de main-d’œuvre étrangère mais n’accueille qu’une immigration qualifiée par crainte du décalage que cela représenterait. La politique d’emploi des étrangers a fait baisser le niveau de vie d’une certaine frange de la population japonaise. Notamment les jeunes et les moins qualifiés.
Au niveau géopolitique, face à sa perte d’influence relative dans l’économie mondiale, le Japon essaye de se faire reconnaître comme un interlocuteur qui a un poids diplomatique dans le monde. Les décisions récentes autour du remaniement de l’article 9 de la Constitution en sont une des expressions. Cet article 9 a permis jusque-là au Japon de concentrer ses forces sur son développement économique, mais ne lui permettait ni d’envoyer des troupes à l’étranger ni de se défendre sur les terrains extérieurs. Le traité de protection dont dépend l’article 9 est inégal et a pu faire parfois l’objet d’abus de
la part des États-Unis. Le gouvernement veut donc changer cet article 9 pour s’en affranchir et être plus indépendant dans ses choix géopolitiques. Le Premier Ministre (Shinzo Abe) a promis beaucoup de changements qui mettent en jeu l’avenir de toute la population. Des mouvements de protestation s’organisent en conséquence pour bloquer la réforme de l’article 9. Ces manifestations, à Okinawa par exemple, ou contre l’énergie nucléaire, sont le signe que la société est soucieuse et moins stable qu’on ne le croit.
Emmanuel Poppon : Comment vis-tu l’évolution de ta mission et de l’Église au Japon ?
Quand je suis arrivé, ma première impression de l’Église au Japon se résumait ainsi : « Qu’est-ce que tu viens faire dans ce pétrin ? » J’ai vécu mai 1968 à Paris, après Vatican II. J’avais l’impression qu’un monde nouveau allait
émerger. L’Église au Japon est très traditionnelle et un peu fermée. Ça manque d’animation, notamment dans l’appel et la formation des catéchumènes.
L’université de médecine est juste à côté de chez moi, ce sont des centaines de personnes qui passent chaque jour et l’Église peine à s’ouvrir sur ces gens, elle peine à exister près d’eux et à ouvrir ses portes. Les gens se réunissent entre eux, mais peinent à ouvrir des horizons. Ils sont plutôt fidèles à l’Eucharistie et aux groupes de Bible, mais est-ce vraiment la croyance en Jésus Christ ressuscité qui nous demande d’aller vers les autres ? Il faut renouveler la pastorale et foutre en l’air les institutions qui résistent. Les gens ont été baptisés pour un salut personnel, une relation personnelle au Christ, mais cela s’est fermé là-dessus. Qu’est-ce qui se passe entre deux dimanches ? On ne se connaît pas mutuellement.
Il faudrait que les gens se connaissent, se racontent leur vie, sachent ce que l’autre fait. Il y a un écart entre la culture religieuse autour du « gishiki » (le rite à accomplir) et le « Ite missa est ». Les chrétiens ne « vont » pas, ils rentrent seulement chez eux. La dimension missionnaire chez les gens est handicapée par une pression sociale qui ne facilite pas l’expression de soi et le poids social du shintoïsme et du bouddhisme. Il est pratiquement impossible de visiter les familles à cause de cela. Le poids familial est trop lourd car les conversions sont souvent individuelles et les baptisés sont souvent isolés. La question de l’entretien de la tombe est source de beaucoup de tracas pour les chrétiens qui vivent en milieu bouddhiste. Du côté chrétien, même baptisés, la plupart s’occupent des tombes de leur famille bouddhiste. Mais à cause de ce genre de rites, se faire accepter par la famille comme chrétien demeure encore un problème. Les communautés catholiques, qui reflètent la démographie japonaise, sont âgées. Jusqu’au collège les enfants vont à la paroisse pour le catéchisme, mais pour les collégiens et les lycéens, l’école et les clubs les prennent énormément, sans compter le « juku » (cours supplémentaires dans des institutions privées). Le week-end, ils retournent à l’école pour des activités sportives. Tout est dominé par l’éducation, puis par l’entreprise une fois deve- nus adultes.
Pour ce qui est des étudiants, on ne les voit pas car la plupart travaillent pour financer leurs études ! Beaucoup n’assistent même pas aux cours pour cette raison ! Et sortis de l’université, ceux qui trouvent du travail se sentent parfois tellement oppressés qu’ils quittent leur boulot ! De toute façon même si la franges 20-60 ans avait le temps, est-ce qu’ils vien- draient à l’église ?
Un mot pour finir ?
J’aime chez les Japonais le fait qu’ils soient en réalité extra- vertis, notamment lorsque tu bois avec eux ! Certains Japonais se montrent alors très démonstratifs. Mais je déplore que l’école n’apprenne pas aux enfants à penser par soi-même. Même devenus adultes, les gens peinent à s’extérioriser et à communiquer. Ils n’arrivent pas à passer au-delà du mur de la façade « tatémaé » et à être vraiment eux-mêmes. Les hommes en particulier, ont de grandes difficultés à exprimer ce qu’ils ressentent. Ils vivent dans une bulle avec très peu d’espace pour respirer, ils ne trouvent pas la force pour mettre au jour les idées qu’ils portent. Il y a un ressenti largement partagé d’oppression.
Cela a toujours existé dans la société japonaise, du fait de la culture confucéenne, qui structure une société verticale où on n’est jamais sur un pied d’égalité avec son interlocuteur (citation d’ouvrage : La société verticale). Face aux chamboulements et aux difficultés qu’il rencontre, il serait souhaitable que le Japon choisisse d’élargir ses horizons et de favoriser beaucoup plus les liens avec les autres, en développant une dimension plus horizontale à travers la solidarité et l’amitié plutôt que de poursuivre la voie de la confrontation comme il semble le faire actuellement.