« Ad extra, ad gentes, ad vitam ».
A l’heure de la globalisation, les frontières ayant disparu, le slogan publicitaire de notre société, est devenu obsolète, éculé. Et cependant il est encore ressassé sans vergogne. En fait ce slogan ne parle que des conditions de l’exercice de notre charisme missionnaire mep et non du charisme lui-même qui, lui, demeure. Or ces conditions-là ont fait leur temps. Elles changent mais la mission, elle, ne change pas. Ne nous laissons pas distraire par le clinquant, l’éphémère et la nostalgie de ce slogan, revenons à la mission, à la moisson en quelque lieu que nous soyons.
Il y a déjà une vingtaine d’années, un franciscain japonais et un prêtre français avait engagé une controverse, amicale bien sûr, sur la mission. Sommes-nous des semeurs ou des moissonneurs ? L’un se mettant du côté des moissonneurs, l’autre des semeurs. La mission de nos communautés catholiques japonaises est-elle de semer la Bonne Nouvelle, ou bien déjà de récolter les fruits de semailles achevées ? Cela est resté sans réponse bien claire et la controverse oubliée. Pour ma part, ces questions cependant me donnent à réfléchir et, me plaçant du côté des moissonneurs, je vais répondre d’abord à la question suivante : de quelles semailles suis-je le moissonneur ?
« La moisson est abondante », car ce qui a été semé largement a produit du fruit en surabondance. Et qu’est-ce qui a été semé dans notre humanité, dans l’œuvre de Dieu, dans sa création, si admirable mais si malmenée, si maltraitée, sinon, par le sacrifice du Christ sur la Croix, sa mort et sa résurrection, et le don de l’Esprit-Saint, qui lui nous tient tendus vers le retour du Christ pour l’achèvement de toutes choses, la grâce débordante de la Vie divine. Or cette grâce comment passerait-elle inaperçue à des yeux éveillés par la foi. Oui, « la moisson est abondante » car cette Vie-là a bien fleuri et donné du fruit en surabondance.
Aussi recueillir les effets de la mort et de la Résurrection du Christ, moissonner les fruits de ce sacrifice, épingler tous les miracles de l’Amour, comme pour les collectionner, je tiens à en faire la forme très personnelle de la mission qui m’a été confiée : récolter, recueillir les fruits de l’œuvre du Christ, m’approprier autant que possible tout ce que son incarnation, sa passion, sa mort et sa Résurrection, avec le don de l’Esprit, ont versé en fait de gloire divine, en fait d’amour, en fait de beauté, de vérité, de sagesse dans la société japonaise, dans cette civilisation, pour m’en émerveiller.
Si dans l’Eucharistie de chaque dimanche nos communautés font mémoire de la mort et de la résurrection du Christ et en rendent grâces à Dieu, c’est bien parce que, en ce jour d’aujourd’hui, la Vie divine, - mais est-il besoin de l’adjectif divin pour la distinguer de la vie tout court ; le levain est indiscernable dans la pâte montée - est répandue sur notre monde, qu’elle le triture, le malaxe, le pétrit et le soulève pour lui donner mille formes visibles, palpables et séduisantes de sa gloire et pour que nous la célébrions en ses multiples, inattendues, toujours étonnantes manifestations.
C’est sans aucun doute l’Eucharistie de chaque dimanche, cette célébration du mystère de la foi qui m’invite à recueillir tout au long des jours et au hasard des rencontres, ces fleurs et fruits de la Croix, à les nommer, pour mieux les connaître, les apprécier et les savourer.
Mais quelle ascèse, quelle purification des yeux et du cœur, quelle patience, quelle attention et quelle curiosité de l’esprit, exige une telle tâche, non, un tel jeu, tant la joie l’accompagne et la stimule. Se préoccuper ainsi et avant tout des fructifications, n’avoir d’yeux que pour elles est une école de liberté intérieure, de libération. Les fruits avariés ou avortés me sont indifférents, et si je détourne mes yeux des mauvaises herbes et me garde de les arracher, comme il me l’a bien été recommandé, c’est qu’il y a plus de joie à regarder l’épi de riz pliant sous le poids de ses grains nouvellement fécondés. Voir la Vie en rose, que non ! La contempler absolument sous toutes ses couleurs.
Quel bonheur d’avoir été déposé sur un rivage étranger par un ordre venu alors de je ne sais quel ciel, mais qui s’est révélé par la suite l’effet d’une attention bienveillante et d’une main paternelle ! Quel incomparable avantage de vivre en une terre étrangère puisque tout, absolument tout, est neuf. Tout ce que j’entends : mélodie nouvelle excitante ou langage à déchiffrer à nouveaux frais ; ce qui me saute aux yeux, du jamais vu mais je le reconnais quelque part en moi et cela m’enchante ; mes pensées et mes sentiments soumis au laminoir d’une nouvelle culture, mais pour leur raffinement ; et pour tout ce que je touche, goûte et sens de neuf, jamais le sentiment d’être agressé ou déstabilisé, d’éprouver l’inimitié ou la répugnance, bien au contraire à chaque fois la joie profonde de me sentir élargi parce que tout peut trouver sa place, chez moi, quelque part ; la moisson est abondante, et le grenier pour la recueillir semble avoir été disposé en conséquence.
J’ai voulu relire ces temps-ci le livre d’un confrère mep Aimé Villion, publié en 1923 intitulé « 50 ans d’apostolat au Japon », que j’avais lu après quelques années de présence au Japon et dont le superbe mépris où l’auteur tenait certaines manifestations de la religion et de la civilisation japonaises m’avait fortement agacé. Que je me sens loin de l’esprit de ce missionnaire arrivé au Japon dans les années 1870 quelques années avant l’ère Meiji. Mais ce n’est pas sans intérêt que je l’ai relu. Vu d’aujourd’hui je lui ajouterais volontiers en sous-titre : - ou les temps enchantés de la mission -, en laissant entendre que nous n’en sommes peut-être pas encore sortis, malgré tout ce qui se dit du désenchantement. C’était le temps du colonialisme prospère et béni par nos missionnaires qui lui emboîtaient le pas en chantant des cantiques ; Dieu leur ayant confié la Vérité, et armés d’une apologétique sans fissure, ils en étaient les fidèles et uniques dispensateurs. L’indéniable et évidente supériorité de l’Occident, leur Credo, leur fermait les yeux sur l’étonnante civilisation japonaise et les semences du Verbe en germination : on apprenait le japonais pour faire du catéchisme et célébrer les sacrements dont l’efficacité compensait la douloureuse faiblesse de la langue. S’ils marchaient beaucoup, mais pas en flânant, c’était avant tout pour recruter ça et là et le plus loin possible quelques âmes à sauver. C’était le temps où la mission ad gentes, ad extra et ad vitam ne pouvait et ne devait se faire qu’au moyen de l’efficace infrastructure catholique de notre église française, importée avec ses œuvres caritatives, éducatives ou apostoliques. Tout fonctionnait parfaitement en ces temps enchanteurs et enchantés des semailles et l’avenir était déjà là. Le dévouement des missionnaires, leur générosité, leur zèle pour une cause ont touché le cœur des Japonais et sans doute plus que leurs convictions, ces qualités humaines leur ont acquis respect, vénération et fidélité et contribué à la naissance des communautés catholiques japonaises depuis Meiji. Dans la mémoire des Japonais, cette admiration pour les MEP d’autrefois défricheurs, entrepreneurs, bâtisseurs est encore bien vivante aujourd’hui. Cependant ce temps-là est bien révolu et la Bonne Nouvelle d’un Dieu ayant revêtu notre humanité, l’ayant assumée et puis recréée par sa mort et sa résurrection reste encore à déchiffrer, à nommer, à recueillir et à moissonner, pour manifester sa visibilité, dans la société japonaise.
Moissonner, recueillir, chercher et récolter tout ce qui se fait de beau et de pur, de vrai et de généreux, tout ce qu’il y a d’effort et de courage, tout ce qui pleure et implore ou chante et meurt, pas pour les collectionner seulement, ni les engranger ou les mettre en réserve, ni seulement pour s’émerveiller mais pour mesurer chaque dimanche avec les chrétiens dans notre Eucharistie tout ce que le mystère du Christ mort et ressuscité nous donne de joie et d’espérance, pour toucher du doigt et des yeux ce Royaume promis et dont nous avons déjà les arrhes, et comment, dilatant et élargissant toutes nos facultés, il nous comble d’une joie indicible.
Ito les Bains 9 août 2018 (Il y a 73 ans, après Hiroshima, la deuxième bombe atomique frappait les habitants de Nagasaki)