Huit ans après une expérience de volontariat MEP, fraîchement ordonné prêtre pour les Missions Étrangères de Paris, je partais au Japon, avec deux idées : me taire et apprendre à aimer, me taire pour apprendre à aimer.
La première chose que j’ai apprise auprès de missionnaires, alors que je n’avais encore aucune idée que j’en deviendrai un moi-même, c’est à garder le silence. D’abord, cela semble facile, car les missionnaires ont généralement beaucoup de choses à raconter : ces voyageurs hors du commun ont bien souvent mené des vies épiques. On comprend ensuite que le silence des lèvres ne suffit pas : la mission nécessite un silence intérieur, une disposition d’esprit qui consiste à observer le monde sans le juger, à tenter de le regarder pour ce qu’il est, sans le positionner face à ce que nous sommes. Faire taire ses préjugés devient alors le vrai défi, tout particulièrement ceux dont on ignore l’existence. Se taire, c’est une manière d’apprendre à décoder le monde d’une autre manière.
J’ai appris à me taire en vivant un an à Madagascar, en y parlant trop vite, en y écrivant trop vite, en y jugeant trop vite. J’ai paradoxalement appris à me taire en ne me taisant pas. Je me retrouvais alors contraint à assumer bien humblement les erreurs que j’avais ainsi faites. En vivant un an à Madagascar comme volontaire MEP, j’ai découvert qu’il existait d’autres manières de voir le monde, que la pâte humaine n’était pas telle que je la présupposais, et j’ai changé mon code de décryptage du monde, il s’avérait qu’il était moins universel que je ne l’aurais pensé. J’ai appris l’imperfection de mon regard sur le monde, l’imperfection de mon regard sur ceux qui étaient différents de moi. J’ai appris à changer ce regard pour essayer d’aimer plus et d’aimer mieux, réduisant mes repères à un seul : Jésus Christ. J’ai appris à changer mon regard pour le rapprocher de celui qui avait vraiment aimé le monde, de celui qui avait aimé le monde jusqu’au bout.
Mon arrivée au Japon
Huit ans plus tard, fraîchement ordonné prêtre pour les Missions Étrangères de Paris, je partais au Japon, avec deux idées : me taire et apprendre à aimer, me taire pour apprendre à aimer. J’ai commencé cette aventure extraordinaire en me taisant au sens propre. Et se taire prend du temps. J’ai alors décidé de partir en train, de traverser deux continents à une vitesse « humaine » si l’on peut dire. Je suis parti de l’Océan Atlantique, du bassin d’Arcachon très exactement, moi qui suis bordelais, pour rejoindre l’Océan Pacifique, la baie de Tokyo, où m’atten- dait ma vie de missionnaire, où m’attendait le Christ je le crois, pour apprendre à aimer. Mes étapes furent Bordeaux, Paris, Moscou, et enfin Vla- divostok, grâce au mythique Transsibérien. Arrivé aux confins de ce qui fut naguère le « monde connu », j’ai pris un bateau jusqu’au port de Sakaïminato, sur la côte ouest du Japon, en faisant escale en Corée. De là, les trains japonais me portèrent jusqu’à Tokyo où je devais commencer à apprendre, quelques jours plus tard, les premiers rudiments de japonais. Aujourd’hui, après sept mois au Japon, je me risque pour la première fois à écrire, et les mots coulent d’eux-mêmes. Je prends le risque encore une fois d’en dire trop, ou pas assez, de mal dire ou de mal juger, mais le temps de la parole est venu. J’aime le Japon, et il fallait bien que je finisse par l’exprimer : un amour qui ne s’exprime pas n’atteint pas sa plénitude. L’amour n’a pas toujours besoin de mots pour s’exprimer, les « taiseux » l’expriment parfois bien mieux que les bavards, mais pour moi aujourd’hui, le temps est venu de poser des mots.
La langue et la culture
Ces mots sont en français, car en sept mois de Japon, j’ai appris, me semble-t-il, bien peu de japonais. J’ai pourtant appris plusieurs langues au cours de mes trente et une années de vie sur cette terre, et j’en parle au moins trois avec aisance. Cependant jamais aucune ne m’a résisté autant que le japonais, jamais aucune langue ne m’a contraint à une telle patience, jamais le quotidien n’a été autant indécryptable et indescriptible que mon quotidien au Japon. Vous ne m’en voudrez donc pas de ne pas parvenir aujourd’hui à expliquer les résistances de cette langue, que j’étudie patiemment et assidûment, avec succès d’après mes résul- tats à l’école, avec grande difficulté d’après mes tentatives de communication !
Le Japon est une société traditionnelle et postmoderne tout à la fois. C’est un cliché de dire cela, on trouve cette notion dans n’importe quel guide touristique, probablement même dans toute brochure de voyage, mais la profondeur réelle de cet énoncé me laisse penser qu’il est opportun de s’y attarder.
La communication dans la société japonaise est extrêmement codifiée, elle permet à chacun de trouver sa place et de la connaître. A cette exception près que « chacun » au Japon signifierait chaque Japonais. Les Japonais savent quelque chose que les Européens ignorent sur eux- mêmes, me semble-t-il : ils savent qu’ils pensent différemment, ils savent qu’ils vivent différemment, et ils savent que ce mode de vie n’est que très difficilement accessible aux étrangers. Sans doute cela est-il plus vrai au Japon que n’importe où ailleurs, dans cette culture ancienne, profondément enracinée, dans cet archipel du bout du monde qui n’a jamais été envahi et qui n’a presque jamais vécu de métissage. En important de lui-même la modernité occidentale et en l’intégrant à sa manière dès la deuxième moitié du XIXe siècle sous l’ère Meiji, le Japon a effectué sa révolution sociale à sa manière, en contrôlant soigneusement la perméabilité de sa culture à celles dont il s’inspirait. Et encore aujourd’hui le « style japonais » et le « style occi- dental » se côtoient explicitement dans le quotidien japonais, communiquant sans se confondre, maintenant un distinguo datant de plus de 150 ans jusqu’à marquer profondément la culture populaire.
La place de l’étranger
Cette coexistence de deux styles de vie cantonne l’étranger dans son statut d’étranger : du côté occidental. Il doit apprendre de lui-même à circuler dans cette dialectique en gardant conscience qu’elle ne lui est ni naturelle ni véri- tablement accessible. J’avais l’habitude de dire dans mes premières années de séminaire que si la mission tenait ses promesses, je resterai toujours un étranger dans le pays où les Missions Étrangères m’enverraient. Il me reste presque toute une vie pour découvrir la teneur du vœu que je formulais alors.
Être un étranger est me semble-t-il une posture chrétienne,
non pas la posture chrétienne, mais une des options qui s’ouvrent à nous. L’Ancien Testament rappelle tout au long de ses pages que les fidèles du Seigneur doivent se rappeler qu’ils sont des étrangers, des immigrés sur une terre étrangère, et que cela les oblige (au sens d’être l’obligé de quelqu’un) à la gratitude pour ce qui leur est donné, et à la délicatesse vis-à-vis de ceux qui sont des étrangers au sens propre. Être un étranger au sens propre, c’est apprendre à être un étranger au sens spirituel, à avoir la délicatesse de l’ignorant et la gratitude de celui qui est accueilli.
Je suis un étranger sur une terre étrangère, et cela devrait m’apprendre, si je sais rendre grâce des dons que Dieu me fait, à toujours accueillir l’autre comme un bienfait, comme une chance, à toujours savoir être accueilli comme quelqu’un qui a besoin de l’autre pour apprendre à vivre. Vivre au Japon, c’est réap- prendre à vivre. Il faut réapprendre à parler, et c’est un processus qui prend des années. Il faut également réapprendre à marcher, car on ne peut se déplacer au Japon comme on se déplace en France, au risque d’être un éléphant dans un magasin de porcelaine. Tokyo est de notoriété publique une ville très peuplée et très agitée, se déplacer demande donc un nouvel apprentissage, pour parvenir à faire partie de cet orchestre incroyable qu’est la foule tokyoïte, car une fausse note est vite un cri strident au cœur du mouvement généralement harmonieux des flux humains. Comme dans un orchestre, on ne se regarde pas, on se ressent les uns les autres. Les Japonais ressentent plus que nous, ils utilisent les « petites perceptions » telles que Merleau-Ponty les reprend chez Leibnitz, ou plutôt telles que je leur vole aujourd’hui ce concept. Nos perceptions ne montent pas toutes individuellement à notre conscience mais elles modifient nos manières d’agir, il s’agit de tous ce que nos sens perçoivent sans que nous y prêtions directement atten- tion. Ressentir les personnes qui nous entourent, c’est savoir se mouvoir pour lais- ser les autres aller leur chemin sans effectuer d’écarts, c’est savoir abandonner son siège dans le métro sans donner l’impression que celui à qui je le destinais me soit redevable, c’est ajuster le son de sa voix à l’environnement, c’est savoir lorsque l’on doit prendre la parole et lorsque l’on doit se taire. C’est ainsi qu’un orchestre fonctionne selon mon expérience : celui qui joue dans un orchestre ressent l’ensemble de l’orchestre sans le regarder, même celui qui le dirige n’est généralement que dans la périphérie du champ visuel des musiciens, et son mouvement guide l’ensemble sans avoir à être regardé, il ne doit être que perçu. On ne regarde pas le mouvement du chef d’orchestre, on n’écoute pas le son de chaque instru- ment, on ressent l’ensemble de la respiration partagée, pour que chacun puisse y jouer sa part le moment venu, dans l’environnement sonore adéquat, et que soi-même on y trouve sa place.
Les codes sociaux et leurs exutoires
Trouver sa place, c’est sans doute le plus grand défi de ma vie, c’est peut-être même le plus grand défi de toute vie à notre époque. Cette place se trouve dans une relation, je suis un fils, un frère, un ami, un concurrent, un amant (si l’on considère un « je » impersonnel bien sûr !), un mari, un père, un oncle, un chef, un subordonné... Je suis un être aimant et aimé, voici ce qui me permet de trouver ma place.
Cela au Japon se ressent beau- coup plus qu’il ne se dit. C’est un processus qui est donc beaucoup plus lent, c’est un processus délicat ou émoussé selon les perceptions, mais c’est le processus de la culture japonaise me semble-t-il.
Oh bien sûr, le monde change au Japon comme ailleurs, et tous les processus s’accélèrent, mais il me semble que, relati- vement au quotidien français, le processus de mise en rela- tion profonde est plus lent, plus délicat, fait d’entrelacs plus compliqués mais aussi plus raffinés.
Deux lieux sont réputés au Japon contourner ce sys- tème compliqué : l’alcool et la nudité. Être ivre et être nu sont deux choses qui peuvent entraîner un sentiment de honte ou de jugement en Europe, ce qu’on ne retrouve pas de la même manière au Japon. Tout Japonais sait se mettre physiquement nu devant une autre personne car depuis leur enfance ils fréquentent les bains publics et les sources thermales pour s’y laver et s’y relaxer. Être nu, c’est se libérer de tout un tas de préjugés sociaux, ce qui permet également de « se mettre à nu » : de laisser parler celui que l’on est vrai- ment au sein d’une société qui assigne à chacun d’être en relation à l’autre selon son statut. Lorsque l’on est nu, les statuts sociaux sautent, on est seulement soi. Pour quelques dizaines de minutes, notre place n’est plus un lieu social, il n’est qu’un lieu géographique. Je ne suis plus dans un positionnement hiérarchique, je suis celui qui est à côté de toi. Cela ne veut pas dire que nous parlerons, on est au contraire plutôt silencieux aux bains, mais si nous trouvions une excuse pour nous parler, nous serions juste toi et moi. L’autre moment où l’on parvient à être « seulement soi », c’est dans l’ivresse, car la perte de contrôle ne durera pas, et il est tacitement admis que mes propos ne porteront pas à conséquence demain matin, d’ailleurs personne ne m’en parlera, même si je devais arriver en retard au travail le lendemain suite à une soirée entre collègues.
Ces deux dérivatifs notoires ne sont sans doute pas les seuls, mais ils permettent de relâcher un peu la pression d’une société où trouver sa place n’est pas sans devoir en payer le prix : celui de devoir toujours rester à la place qui est la sienne, laquelle, si elle est susceptible d’évolution, n’est pas susceptible d’écarts spontanés.
Mes joies et mes difficultés dans les relations
La place qui est la mienne dans tout cela est donc celle de l’étranger. L’étranger c’est avant tout celui qui ne connaît pas sa place, si tant est qu’il en ait une dans la société japonaise. L’étranger est à la périphérie, il est la vis en trop d’un meuble Ikea : on sait bien que l’on en a besoin, mais on ne sait pas vraiment où la mettre...
Je crois que les Japonais aiment les étrangers, ils aiment certainement les Français, mais à l’exception de ceux qui ont véritablement vécu à l’étranger, qui connaissent la teneur de ce statut, ils sont mal à l’aise face à eux. Se comporter face à un étranger ne fait pas partie de l’étiquette japonaise. On sait bien qu’on doit lui serrer la main pour le saluer « à sa manière », mais on ne sait guère comment s’adresser à lui, on voudrait bien l’aider, mais on a tout aussi peur de le mettre dans l’embarras par trop d’empressement. On vou- drait lui apprendre à prendre sa place dans le monde dans lequel il vit maintenant, mais on ne sait guère laquelle c’est. Les Japonais, me semble-t-il, parviennent à faire cohabiter en eux une grande humilité et une grande fierté, et l’étranger
est sans doute dans la nécessité d’entrer aussi dans ce paradoxe. L’étranger fait l’ob- jet de beaucoup d’égards, ce qui gonfle bien sûr l’orgueil, puisque l’on se sent impor- tant, mais on découvre aussi bien vite que ces égards sont impératifs, que l’on ne saurait survivre sans, et que les Japonais se sauraient donc en faire l’économie. Cela amène à une grande humilité : on apprend à être l’objet d’une attention permanente, comme l’est un enfant ; à cette différence que l’enfant n’a pas conscience du souci qu’il provoque, alors que l’adulte que je suis ne peut que le reconnaître humblement. Je suis ainsi une gêne pour la caissière de l’épicerie en bas de chez moi, qui ne peut faire autrement que de me parler un langage très poli que je ne comprends pas, mais qui ne peut pour autant me mettre dans l’embarras en mettant au jour mon ignorance. Alors nous faisons tous deux semblant de nous comprendre, et tout se passe bien. Nous commençons d’ailleurs à nous comprendre un peu. Je suis un embarras pour mes professeurs de japonais, à qui je ne cessais de demander pourquoi, question si peu japonaise qu’ils étaient bien en mal de me donner une réponse, car au Japon le monde n’a pas besoin de se comprendre, il se vit tel qu’il est.
Je suis un embarras pour le jeune vicaire de la cathédrale avec qui je concélèbre presque chaque jour, car il voudrait bien m’aider mais je ne comprends pas ce qu’il me dit, et maintenant que je parviens enfin à discuter un peu avec lui, le sens profond des propos qu’il m’adresse m’échappe encore. Nous en sommes tous les deux bien conscients, mais il serait par trop impoli de s’exprimer trop directement, alors nous faisons preuve de patience. J’étais bien déçu en découvrant qu’il ne buvait pas, ça aurait sans doute simplifié les choses, mais lorsque l’occasion se présentera, et nous ne saurions la brusquer, d’aller aux bains ensemble, il est probable que cette gêne se dissipera un peu. Étrange, non ?
Les promesses de ma mission
J’espère être parvenu à vous emmener dans mon nou- veau monde sans qu’il vous paraisse irritant, il ne l’est pas. Il est certes inconfortable par certains aspects, mais pour la simple raison que j’y suis un étranger. Et il me semble qu’à ce jour la mission tient ses pro- messes, car pour la première fois depuis bien des années,
j’ai l’impression d’apprendre à aimer plus, d’apprendre à aimer mieux. Et il faut bien reconnaître que je vis une époque merveilleuse de ma vie. Toutes mes matinées sont occupées à apprendre une langue qui me fascine (dans un mélange soigneusement dosé de crainte et de fascination) et mes après-midi et soirées partagées entre les devoirs, la découverte de Tokyo, et toutes les activités et rencontres qui font un quotidien heureux et rendent l’esprit disponible à l’étude le moment venu. Et il faut bien reconnaître que cela commence à fonctionner : après quelques mois laborieux, je parviens enfin à concélé- brer correctement la messe du matin à la cathédrale, à laquelle je me rends tous les matins ou presque, pour partager la prière de ma paroisse. Je parviens même parfois à entretenir des discussions où je réussis non seulement à exprimer ce que je veux dire, mais aussi à poser des questions dont je comprends parfois la réponse ! Et comme la providence m’a permis de vivre dans une maison japonaise désaffectée jusque-là et où je règne maintenant en maître sur les courants d’air (et probablement quelques souris qui n’ont pas encore reconnu mon autorité...) tout en bénéficiant du confort de la maison MEP de Tokyo qui y est accolée, j’apprends chaque jour à y rendre grâce pour les merveilles que le Seigneur fait pour moi, un étranger.
Vive la joie !