Sumidagawa

Les jeunes japonais dans le monde du travail

Par Pierre Perrard

30 juin 2017

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Chez les jeunes japo­nais au tra­vail, rien n’est comme « chez nous » ! Ici, on vit pour tra­vailler, pour se donner un rôle dans la société, un objec­tif de vie et se fondre dans la société. Ce que l’on sait moins, c’est que beau­coup de Japonais aiment être débor­dés.

Yukio, 30 ans, marié, un enfant, tra­vaille dans une entre­prise de cons­truc­tion, comme res- pon­sa­ble d’une petite équipe d’électriciens. Il rentre à la maison à 10 heures du soir. Au Japon, pour ceux qui ont un emploi régu­lier (CDI en France), 10 heures du soir, c’est normal. C’est l’heure où le mari rentre à la mai- son. Et encore, c’est sou­vent 11 heures du soir ou 1 heure du matin. Parfois, il ne rentre pas du tout.

Comment s’occu­per des enfants ? La femme et les enfants dor­mant à son retour. C’est le quo­ti­dien de beau­coup de famil­les. La famille souf­fre d’un père sou­vent absent, débordé de tra­vail. Comment venir à la paroisse, ou parti- ciper à une réu­nion, dans ces condi­tions ? C’est impos­si­ble ou alors il faut une bonne dose de moti­va­tion. « Débordé de tra­vail » est une expres­sion qui légi­time tout, les retards à une réu­nion, le non-res­pect d’une pro­messe de rendez- vous. Pour ce motif, tout est permis et par­don­na­ble. La grande dif­fé­rence entre les Français et les Japonais, c’est une dif­fé­rence de men­ta­lité, de culture. Le rap­port au tra- vail est dif­fé­rent, les prio­ri­tés sont dif­fé­ren­tes. En France, on tra­vaille sur­tout pour vivre, pour se payer des vacan­ces et pren­dre du bon temps.
Selon mon expé­rience, je peux affir­mer que le tra­vail repré­sente la prio­rité abso­lue des Japonais. Bien avant le couple et la famille. Pour eux, c’est avant tout une source de fierté, d’épanouissement. Le tra­vail les défi­nit, leur donne une iden­tité.

Il est très mal vu de quit­ter son lieu de tra­vail le pre­mier. Mais puisqu’il faut for­cé­ment un pre­mier, il existe une expres- sion spé­ciale pour s’excu­ser : « O-saki ni shit­su­rei-shi­masu, お先に失礼します » (je suis vrai­ment navré de partir avant tout le monde). Cette situa- tion donne ainsi lieu à des concours absur­des de « celui qui par­tira le plus tard », juste pour mon­trer toute sa dévo- tion envers l’entre­prise.
À part l’épuisement des employés, la vie privée est relé­guée au second plan. Pour les hommes, cette dévo­tion au tra­vail est aussi leur façon d’assu­mer leur rôle du « chef de famille ».
Celui qui ramène l’argent pour faire vivre son petit monde, quitte à ne jamais voir son épouse ou ses enfants – ou juste quand ils dor­ment, rem- plit sa mis­sion – l’hon­neur est sauf... le reste importe peu.

40 % des jeunes japonais vivent dans la précarité

La pro­tec­tion sociale au Japon ne prend en charge que ceux qui payent, mais un jeune qui ne gagne que 130 000 yens par mois (1 000 €) et doit subve- nir à ses besoins, peut-il payer 14 000 yens (113 €) de cotisa- tion ? Ceci n’est pas le fait de quel­ques indi­vi­dus en marge : aupa­ra­vant, les hommes béné- ficiaient d’un emploi stable. Maintenant plus de 40 % de la popu­la­tion active est en contrat pré­caire. Les écarts de salai­res entre contrac­tuels ou inté­ri­mai­res et sala­riés à temps plein peu­vent aller du simple au double. Pour les plus dému­nis il existe un sys­tème équivalent au RSA : 1,6 % seu­le­ment de la popu­la­tion en béné­fi­cie, en raison des dif­fi­cultés ren­contrées pour y accé­der.

La semaine de tra­vail de 100 heures, ça existe au Japon

« Burnout » en fran­çais. « Karoshi » en japo­nais. Ces mala­dies très contem­po­rai­nes exis­tent bel et bien dans les deux pays, mais il semble qu’au Japon la dimen­sion soit légè­re­ment dif­fé­rente. Quit- ter le bureau un lundi matin à 3 heures du matin pour y retour­ner vers 7 heures après avoir pris une douche et béné- ficié de quel­ques heures de som­meil, (d’autant que cela laisse sup­po­ser que l’on ait tra­vaillé le diman­che, forcé- ment) ça res­sem­ble à un cli- ché mais il s’agit pour­tant de la triste réa­lité.
Yukio affirme ne pas avoir eu le choix : « Si j’ai un tra­vail à faire et que je peux le finir en huit heures, alors je peux par- tir. Si je ne peux pas, je dois rester ». La situa­tion de Yukio n’est pas rare : le Japon est le pays des heures sup­plé­men- taires (sou­vent non payées). Yukio a dû aller à l’hôpi­tal pour une opé­ra­tion de l’esto­mac. Je suis allé lui rendre visite et je suis tombé sur un de ses chefs, venu lui rendre visite aussi. Le chef lui deman­dait de reve­nir au plus vite au tra­vail. Je crois que Yukio n’a pas pris tous les jours de conva­les­cence autori- sés. Il a fait aussi par la suite, une dépres­sion ner­veuse. Il n’arri­vait plus à dormir. « Je suis devenu si fati­gué, disait- il, aussi bien phy­si­que­ment que men­ta­le­ment que je pleu- rais sans raison, sans savoir pour­quoi mes larmes cou- laient ». Pour beau­coup de sala­riés japo­nais, ces heures sup­plé­men­tai­res (sou­vent non payées) sont consi­dé­rées comme un devoir, comme le sacri­fice de soi, où la per- for­mance de l’entre­prise est mise au-dessus de l’indi­vidu lui-même.

Des solu­tions poli­ti­ques

Le gou­ver­ne­ment japo­nais a décidé de lutter contre ce fléau des lon­gues heures de tra­vail, en pré­pa­rant une loi pour « forcer » les tra­vail- leurs à pren­dre cinq jours de congé mini­mum par an. Si elle est votée, la loi n’entrera cepen­dant en vigueur que l’an pro­chain. La nou­velle loi ne concerne tou­te­fois pas les sala­riés à temps par­tiel.
Au Japon, les tra­vailleurs ont en prin­cipe 20 jours de congés payés par an, s’ils ont au moins six ans et demi d’ancien­neté. Toutefois, moins de la moitié de l’ensem­ble des vacan­ces sont prises par les sala­riés.
La répu­ta­tion de « beso- gneux » des Japonais n’est pas un mythe. Nombreux sont les sala­riés qui culpa- bili­sent à l’idée de s’absen­ter de leur entre­prise, redou- tant d’être perçus comme « celui qui se repose en lais- sant trimer les autres à sa place ». Ces condi­tions de vie chan­gent sous la pres­sion des rela­tions inter­na­tio­na­les, mais très len­te­ment, les men- tali­tés aussi chan­gent mais c’est encore plus lent. Les jeux olym­pi­ques de 2020, à Tokyo, pour­raient avoir un effet béné­fi­que. Ne pas perdre la face en regard de tous ces visi­teurs étrangers qui pren­nent leurs jours de congé pour­rait être un res- sort puis­sant de chan­ge­ment. Marcel Kauss, dans son arti­cle parle des « dépen- dants de l’alcool » et des « dro­gués ». On pour­rait parler, ici, des « dro­gués de tra­vail ».

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